Chères lectrices et lecteurs, l’heure est bientôt venue de clore la décennie supposée de l’âge d’or pour les femmes, non sans un brin de nostalgie, et pour autant sans regret. Alors que, s’il m’est permis d’user une dernière fois de cette punchline « so 2020 », je sors de la quarantaine du confinement pour rentrer dans celle des ridules et des premiers cheveux blancs, alors aussi que symboliquement, j’arrive au milieu de ma vie, au tiers de mon parcours professionnelle, tout en débutant tout juste ma vie de famille, j’avais envie de jeter un regard tendre sur les 39 années écoulées. Et en adepte du vintage ayant eu sa grande période de découverte cinématographique, l’hommage à Alfred Hitchcock, celui dont les films ont bercé ma vingtaine, me paraissait totalement à propos.
Vécus ou romancés, enjolivés ou minorés, j’ai eu envie de relire ces 39 années à ma manière, avec mes sentiments et mes souvenirs, plutôt qu’avec rationalité et véracité :
0 an : premiers pleurs et premiers sourires dans un pays qui a eu la bonne idée d’abolir la peine de mort pour fêter ma venue
1 an : avec l’esprit d’une jeune aventurière, j’escalade du lit d’enfant la barrière ; de cette mésaventure me vient peut-être le sens de la prudence (et des alexandrins)
2 ans : les mots font leur entrée dans ma vie. Je retrouverai bien plus tard le langage « yaourt » utilisé dans le travail d’apprentie comédienne, mais je savoure ce champ illimité d’expression
3 ans : j’aime à m’imaginer formuler des pourquoi à l’accent tantôt kantien tantôt hegelien
4 ans : je chante le chagrin de mon petit lapin, et quelques années plus tard je le dégusterai en civet, les graines du cynisme sont déjà plantées, plus sûrement que les choux
5 ans : la découverte d’un clown à la maternelle me plonge dans des abysses de perplexité, cet humour n’est pas le mien, je préfère rigoler au sein des bubblies en 33 tours
6 ans : je découvre qu’en plus de se dire, les mots peuvent s’écrire, avec une institutrice à la pédagogie novatrice, et au caractère aussi bien trempé que bien…veillant
7 ans : j’aime beaucoup l’idée d’avoir l’âge de raison, même si j’aime tout autant digresser, inventer, imaginer
8 ans : j’essaie de sauter jusqu’au ciel avec mon jump-jumper en voyant le mur de Berlin s’écrouler, sans vraiment comprendre ce que ça signifie, mais en saisissant quand même que c’est important
9 ans : je découvre hélas la mesquinerie, les dires derrière le dos et la langue de bœuf, je rejette tout cela en bloc
10 ans : de nouveau une institutrice marquante, qui sait rendre le calcul mental ludique et l’histoire vivante
11 ans : je n’oublierai jamais la spontanéité de cette fille pleine d’entrain (perdue de vue depuis) qui me lance un « je m’appelle J, on devient amies ? » à l’entrée au collège
12 ans : loin de la tragédie du Rwanda, nous les ados « we live in a happy nation » faite de premières boums
13 ans : je tombe sans le savoir encore dans la marmite du théâtre comme Obélix dans la potion magique
14 ans : je peux arrêter d’être de la génération Mitterrand, fait cocasse en ayant grandi dans la bourgeoisie catholique ennemie de MittRRRand, au cours d’une minute de silence nationale où les uns pleurent et les autres non. Mais la politique, c’est encore un truc de grand
15 ans : alors qu’on ne parle pas de harcèlement scolaire, et qu’on communique encore uniquement par téléphone fixe et petits mots dans la classe, je redécouvre hélas qu’il existe des comportements un cran au-dessus de la mesquinerie
16 ans : j’ai la chance de découvrir les États-Unis dans de supers conditions et de choper par mimétisme l’accent du Missouri hélas perdu depuis
17 ans : ça y est, je passe mon bac d’abord, avec des résultats honorables, mais visiblement pas assez pour mon lycée au discours très élitiste qui comprend mal mon refus de me mettre la pression en allant en prépa
18 ans : l’université, quoiqu’assez encadrée, est un choc des cultures par rapport à l’univers feutré du lycée privé, et je valide in extremis et dans la douleur la première année
19 ans : je forge ma culture cinématographique avec bien plus de passion que je ne potasse mes cours, sauf ceux d’anglais
20 ans : après un DEUG fastidieux, je découvre que je ne me suis pas mal orientée, et que la gestion des entreprises a un côté plus concret que les équations de modélisation des 35 heures incompréhensibles par une personne fâchée avec une partie des mathématiques, au moment où l’on introduit l’euro
21 ans : j’expérimente les travaux de groupe et leurs aléas, des fous rires en se filmant avec un vieux camescope au stress de la consolidation / réécriture du mémoire entre 1h et 3h du matin à cause de l’éternel retardataire j’men-foutiste
22 ans : après une tentative ratée pour finir mes études en province, je profite de la super ambiance d’une mini-promo soudée et curieuse
23 ans : premier poste et début de 13 ans de management par le bâton bien plus que par la carotte, dans une boîte dont mon entourage proche et lointain ne comprendra jamais ce que j’y fais encore alors que je râle sans cesse ; la raison en est multifactorielle bien sûr, mais en fait, rétrospectivement, je réalise que ce boulot comble mon besoin de stimulation intellectuelle
24 ans : je suis CDI-sée en même temps que Génération Précaire se crée. Hasard ou coïncidence, je ne le saurais pas
25 ans : je quitte enfin le cocon parental pour prendre mon indépendance. J’adore mon superbe F1 avec baignoire, lui et moi avons un coup de foudre et vivons une grande histoire
26 ans : je souffle mes bougies avec un amoureux de pacotille qui me larguera 3 jours plus tard dans un restaurant avec le son de Dalida qui recouvre la conversation, ça devait être un signe
27 ans : je découvre les one-man et one-woman show de 22h comme moyen de décompression d’un travail trop prenant. Je ne sais pas encore que de ces respirations va naître une quasi-addiction au spectacle vivant en tant que spectatrice
28 ans : la nourriture est mon ennemie saison je ne sais plus trop combien, je me lance à fond dans le régime et dans le sport comme je sais me lancer à fond, et c’est faussement galvanisant
29 ans : je vois l’âge de ma retraite reculer, les portes des villes européennes s’ouvrir à ma curiosité de vacancière, et certaines vérités enfouies me revenir en boomerang sur le nez
30 ans : je vais soigner une peine de cœur en partant visiter le musée des cœurs brisés loin de Paris et j’ai un nouveau coup de foudre : celui du voyage en solo
31 ans : je m’indigne du CICE sur Twitter et je commence à devenir accro à ce drôle de réseau social, tout comme à cet étrange blog au nom de plumechocolat créé sur un coup de tête
32 ans : nouveau coup de foudre, pour l’Écosse cette fois, son festival artistico-théâtral, ses couchers de soleil sous la pluie, ses levers de soleil aussi sous la pluie, ses paysages magnifiés par la pluie et ses vaches des Highlands
33 ans : je découvre l’état de sidération lié à la violence morale au travail, j’aimerais sortir de là mais aucune solution ne semble se présenter et je courbe l’échine ; cela va durer longtemps, trop longtemps
34 ans : un homme se lève plusieurs fois tôt le dimanche pour aller visiter des musées avec moi, je ne peux nier que cela m’intrigue ; je suis à nouveau sidérée mais pas seule cette fois par ce terrorisme incompréhensible et #JeSuisBataclan #JeSuisPetitCambodge #JeSuisCarillon #JeSuisStadeDeFrance
35 ans : je vis cette étrange campagne électorale sans croire en personne, en me demandant si Churchill aurait une bonne phrase sur le moins pire de ces candidats
36 ans : je continue à courber l’échine mais ça n’est plus supportable ; j’ai la chance de croiser la route d’un avocat et d’un médecin du travail qui quelque part, m’ont sauvée
37 ans : je deviens une madame et c’est magique, et désormais les visites de musée se font après la grasse matinée que j’ai appris à faire à ses côtés
38 ans : une pandémie mondiale confine mon esprit et me coûte à nouveau mon emploi, comme est confiné le petit garçon qui va bientôt naître
39 ans : les grasses matinées deviennent très occasionnelles, mais le sourire d’un petit humain me donne des ailes, malgré les doutes qui s’ajoutent à ceux existants, et je me lance toujours à fond dans une énième semi-reconversion que j’espère être la bonne
Au-delà des anecdotes, des difficultés et des joies, de l’humour jaune et de l’humour guimauve, en sélectionnant ces morceaux choisis, je réalise à quel point l’amour de la vie est fort, se nourrissant évidemment des autres et avant tout du grand homme et du petit bonhomme qui la partagent avec moi, mais aussi de découvertes, de curiosité, de mots, et de cette farouche volonté, aussi épuisante que nourrissante, de ne rien vivre à moitié. Même et surtout cette « première moitié » de mon existence, dont je suis certaine qu’elle sera suivie d’une deuxième encore plus fantastique.
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