Elle que je ne méritais pas

22 Sep

Cela faisait longtemps que je n’avais pas participé aux jeux de la team écriture, rassemblement informel de blogueurs aimant partager et se lancer des défis. Je répare quelques mois d’absence avec ce nouveau challenge consistant à écrire à partir d’une photo envoyée par l’un des participants. Les liens des autres participants (encore incomplets) sont sous le texte. 

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Voilà. Je viens de décrocher ce tableau pour refaire la peinture. Au passage, j’ai créé une tâche blanche sur le bord du cadre. Étrangement, j’ai presque envie de la laisser cette tâche. Comme si elle était le moyen de m’approprier ce cadre et la photo qui y figure. Ou bien un moyen de montrer qu’ils ne sont pas d’assez d’importance pour en prendre pleinement soin. Un mélange des deux sans doute. Je ne sais pas pourquoi j’ai gardé cette image et ce cadre depuis tout ce temps. J’aurais eu cent fois l’occasion de les remplacer. Mais ils évoquaient la nostalgie que j’avais d’elle, reflet de la nostalgie évoquée par le tableau. Celle d’un temps qui n’est plus et celle des jeux de mots puérils. « I Scream ! » : combien de fois a-t-elle crié en effet que j’étais un égoïste, que je ne la méritais pas, qu’elle n’aurait jamais dû se fier à la devanture. Elle avait raison. Je ne la méritais pas et je n’ai pas su saisir la chance qu’elle m’offrait de l’avoir. Elle s’était laissée séduire par mon apparence, mon bagout, ma mémoire qui me permettait de raconter tant d’histoires auxquelles en réalité je ne prêtais aucune attention. Je savais juste qu’elles éblouiraient ou feraient mouche auprès de ceux qui m’écoutaient. Comme la devanture de cette boutique de crèmes glacées. J’étais, et je suis toujours, un homme qui suscite l’appétit.

Seulement, au contraire de beaucoup, elle avait poussé la porte, elle avait vu le bazar à l’intérieur, et elle avait décidé de m’aimer. Ce n’est qu’aujourd’hui que je me rends compte à quel point cette photographie est une métaphore de notre histoire. Ce qui est d’autant plus étonnant qu’elle l’avait achetée bien avant de me rencontrer. Un pressentiment peut-être. Ou une projection d’elle-même, de sa curiosité toujours en éveil. Sa détermination a eu raison de mon arrogance. Elle buvait mes histoires en sachant que sa délectation les faisait bien davantage exister que ma façon de les narrer. Elle avait cet art de ne pas me prendre au sérieux qui m’avait d’abord agacé avant de me plaire infiniment. Je crois que c’est pour cela que j’ai cédé à ses avances, son audace et sa clairvoyance sur moi. Je l’ai donc laissée entrer, cette crème, dans mon univers un peu glacé qu’elle a rendu sucré et suave. J’ai même accepté cette photo que je trouvais niaise, entre autres ajouts qu’elle a apportés à cet appartement. Dire qu’elle y tenait tant, qu’elle a mis tant de cœur à négocier pour l’accrocher dans notre chambre, et qu’elle a fini par partir sans. Elle s’est en allée sans cris non plus. Ceux de toutes nos disputes des six derniers mois. Elle était lasse, tellement lasse. Bien sûr, je ne l’ai pas compris. Je suis un sanguin, les altercations ne me font pas peur. J’avais fini par prendre presque ça comme un jeu. Pour elle, ce n’était que souffrance. Celle de mendier mon consentement à devenir un père et à faire d’elle une mère. Elle ne comprenait pas mon refus, moi qui suis naturellement si à l’aise avec les enfants et qui les apprécie. Moi qui ne manque jamais non plus d’emmener mes neveux et nièces partout lorsqu’ils viennent en visite.

Et je ne lui ai opposé aucune raison valable. Jamais. Je savais au fond que j’agissais mal en ne me confiant pas à elle, en ne parlant pas de cette frayeur saisissante qui me nouait le ventre chaque fois qu’elle faisait part de son désir. Jusqu’aux six derniers mois, j’avais réussi à éluder le sujet, à dire que nous devions nous construire à deux, qu’il fallait y réfléchir. Et puis un jour, je lui avais dit que non, que nous n’aurions pas d’enfant. Avec la pire des mauvaises fois, j’avais nié lui avoir donné de l’espoir. Je la voyais souvent la larme à l’œil devant ce tableau, rêvant sans doute du jour où elle pourrait le remplacer par la photo de notre enfant devant un marchand de glaces.

Moi aussi, je pleurais devant ce tableau, mais elle ne le savait pas. Malgré toute sa finesse, sa générosité, son écoute, elle n’a pas su déverrouiller cette porte-là. Je n’ai pas su l’aimer assez pour lui dire la vérité. Celle qui m’avait conduit à devenir ce charmeur insaisissable, ce séducteur lettré aux chaussures bien cirées. Celle aussi qui m’avait fait tant haïr cette photo lorsqu’elle avait voulu l’accrocher. Père, je l’étais déjà. Mais je ne connaissais pas ma fille. J’avais connu sa mère à 20 ans à l’université, j’étais jeune et passionné, je voulais devenir son héros. Quelques mois de bonheur total et à l’été, elle avait disparu. Elle n’avait pas reparu à la rentrée, personne n’avait eu de ses nouvelles. Cinq ans plus tard, j’avais reçu une lettre postée de Floride avec une photo de la petite et l’injonction de ne pas la chercher. Évidemment que je l’avais cherchée, mais sans succès, elle avait su parfaitement brouiller les pistes. Personne n’en a jamais rien su. Pas même cette femme que je ne méritais pas et qui est partie en ignorant la vérité.

Je contemple encore ce tableau quelques minutes, mon pinceau toujours à la main, empli de mélancolie, puis un élan de fureur m’envahit et je shoote violemment dans le cadre, plusieurs fois, puis m’apprête à déchirer l’image quand je vois une écriture au verso. Et je lis ces mots : « Mon amour, je n’ai plus la force de lutter, aussi je pars en ne laissant de souvenir que celui-ci. J’ignore les raisons de ta résistance, mais j’ai acquis la conviction qu’un événement de ton passé te hante. Je te souhaite sincèrement de pouvoir t’en libérer. Je suis certaine que ce jour-là, tu feras le meilleur des pères. Je regrette que mon amour n’ait pas été suffisant. Tendrement. ». Et dire que je croyais qu’elle n’avait pas su voir en moi. Non, décidément, je ne la méritais pas.

Les autres textes de la team écriture :

3 Réponses to “Elle que je ne méritais pas”

  1. Christophe Vagant 22 septembre 2014 à 22:14 #

    Tout en finesse. Superbe !

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  1. Madeleine | Benoit Desbasque – Mes escapades d'auteur - 23 septembre 2014

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  2. « Vieux Treddy » pour la #Teamecriture | Charmithorinx - 23 septembre 2014

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